
Les divergences entre le Président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko se font de plus en plus clair.
Alors que le Président Diomaye Faye annonce la désignation de Mme Aminata Touré pour restructurer la coalition qui l'a porté au pouvoir, le bureau politique du PASTEF dirigé par Ousmane Sonko, son premier ministre, s'est démarqué de ce choix estimant ''ne partager ni les valeurs, ni les principes'' avec la personne choisie par le président.
Bamba Niakhal Sylla
Aux limites d'une cohabitation délicate ...
Le Sénégal vit une période cruciale de son histoire politique contemporaine, marquée par une dualité de plus en plus antagoniste au sommet de l’Etat, qui n’est pas sans rappeler,dans une certaine mesure, les heures tragiques d’une rivalité déjà connue dans un passé pas si lointain, et qui, de l’avis des historiens, imprima une bifurcation majeure dans la trajectoire du pays. Cette évolution intervient au moment où l'enthousiasme que charriait la phase de conquête du pouvoir se confronte aux premiers signes d'un désenchantement émergeant.
Les secousses qui transparaissent dessinent le spectre d’une déflagration d’amplitude inédite, capable d’ébranler les fondements démocratiques, sociaux et institutionnels du pays.Cette situation est d'autant plus paradoxale que l'arrivée au pouvoir du PASTEF avait suscité un enthousiasme populaire sans précédent, galvanisé par une rhétorique souverainiste, panafricaniste et résolument révolutionnaire. Le mouvement avait ravivé un imaginaire collectif longtemps étouffé par le conformisme des politiques gouvernementales désincarnée. Pour une large partie de la population, le PASTEF faisait renaître l’espérance d’une rupture systémique, dans un processus de refondation morale, économique et institutionnelle du pays.
Pourtant, à peine vingt mois après l’installation du nouveau régime, cette espérance se trouve fragilisée par des contradictions internes qui minent progressivement la mise en œuvre concrète du projet de transformation social et économique. Le cœur de la tension reste tapi dans une opposition à peine larvée entre un Premier ministre, perçu comme le dépositaire moral et doctrinal du changement, et un Président dont l’attitude semble épouser les contours classiques de la normalisation politique, et s’accommoder avec l’ordre établi par l’ancien régime. Cette dualité d’orientations, l’une potentiellement révolutionnaire, l’autre à tendance conservatrice, écorne la cohérence du projet initial et brouille la lisibilité d’une ambition de plus en plus édulcorée. Elle menace également l’équilibre politique encore fragile d’une nation toujours marquée par les traumatismes de la période 2021–2024, des dernières années du règne du Président Macky Sall.
Pour comprendre la portée de cette évolution préoccupante et mesurer les enjeux qu’elle renferme, il importe de revenir sur la genèse, la nature idéologique et les dynamiques internes du PASTEF, mouvement dont l’histoire récente éclaire autant les promesses de la révolution annoncée que les causes profondes de ses divergences internes.
Les illusions fondatrices : entre sincérité idéologique et patchwork doctrinal
L’une des caractéristiques saillantes de l’ascension fulgurante du PASTEF se trouve dans la force de l’imaginaire politique qu’il a su engendrer, alors même que le mouvement ne s’est pas doté d’une doctrine véritablement unifiée. Porté par la figure emblématique d’Ousmane Sonko, le parti a bénéficié d’une formidable mobilisation populaire suscitée par l’indignation morale, la quête de justice sociale et le désir profond de rupture avec les logiques de prédation qui régissaient l’Etat depuis des décennies. La conjonction d’un contexte délétère et la promesse d’un avenir résolument meilleur, portée par un leader charismatique du parti, allait constituer l’alchimie irrésistible de la conquête du pouvoir. Pour de nombreux observateurs, cette dynamique traduisait une sincérité militante, presque mystique, incarnée par une personnalité hors norme perçue comme une providence, et parfois décrit par ses partisans de figure sacrificielle ayant affronté les dérives oligarchiques du système,au prix de sa liberté, de son intégrité physique et de sa carrière, pour la délivrance de son peuple.
Toutefois, cette perception demeure incomplète, car elle masqueun fait central : le PASTEF ne reposait pas sur une architecture idéologique assumée et théorisée. Il s’agissait plutôt d’un ensemble composite d’idées empruntées à des traditions politiques variées : un panafricanisme réinterprété, des références à Cheikh Anta Diop, figure unificatrice des dynamiques révolutionnaires africaines et défenseur de la renaissance africaine, une critique radicale de la Françafrique, symbole prototypique du néocolonialisme occidental, une aspiration à la souveraineté économique, des références moraleset religieuses assumées, et une rhétorique révolutionnaire mobilisant tour à tour les imaginaires de lutte anti-impérialiste incarnée notamment par Sankara et Patrice Lumumba, et des exigences de justice sociale portées à leur paroxysme.
Cette hétérogénéité des repères idéologiques, loin d’être une faiblesse au début, a permis d’agréger des aspirations multiples sans les fondre dans un moule commun, produisant ainsi une cohésion forte autour du « Projet », mais conceptuellement inachevée. Ainsi, chaque catégorie sociale a pu projeter dans le discours du PASTEF ses propres attentes : pour les masses laborieuses, l’espoir d’un avenir libéré des pesanteurs socio-économiques ; pour l’élite intellectuelle, la satisfaction d’une possible réalisation de leurs idéaux militants empêchés par les politiques néolibérales des régimes vassalisés, soumis à l’influence persistante des puissances néocoloniales. Il ne s’agissait ni de populisme opportuniste ni de démagogie calculée, mais plutôt d’une sincérité diffuse, d’une habilité politique aussi authentique que conceptuellement confuse. Unefois au pouvoir, c’est ce même syncrétisme aux contours incertains qui allait devenir le terreau de contradictions profondes et des luttes de pouvoir. En toute vraisemblance, les ténors du parti n’avaient pas tous les mêmes niveaux d’engagement, ni les formations politiques minimales, qui forgent les balises psychologiques et préparent à l’exercice du pouvoir.
De l’effervescence révolutionnaire aux premiers signes de dissonance
L’accession au pouvoir du PASTEF devait marquer le passage de la contestation à la construction, de la rhétorique de rupture à l’élaboration d’une doctrine de transformation systémique. Ce moment espéré devait matérialiser la conversion des slogans en directives normatives, et des demandes citoyennes en politiques publiques audacieuses. Mais dès les premiers mois d’exercice du pouvoir, une dissonance était perceptible, révélant un décalage croissant entre les promesses de campagne et les réalités de la gouvernance, que les observateurs les plus prudents attribuaientde manière bienveillante au temps d’apprentissage nécessaire à toute nouvelle équipe dirigeante confrontée à la complexité administrative et institutionnelle de l’Etat.
Les attentes pressantes liées à la justice sociale, en particulier la reconnaissance mémorielle des victimes politiques de l’ancien régime et la lutte contre l’impunité, n’ont pas été jugéesprioritaires. En lieu et place de la dynamique révolutionnaire escomptée, la population a été confrontée à un spectacle désolant : celui d’une posture de pouvoir où la ferveur transformatrice semblait céder le pas à de grotesques jeux de représentation, transformant le « « banquet de la République » en scène d’autocélébration. La révolution promise comme profondément populaire se muait progressivement en une gestion technocratique du pouvoir, engluée dans les lourdeurs bureaucratiques. La masse citoyenne, initialement pensée comme fer de lance de la transformation sociale, s’est retrouvée figée dans une sempiternelle attente, à l’affût d’hypothétiques « directives révolutionnaires » qui tardaient à venir. Pendant ce temps, les auteurs de crimes de sang et de prédationéconomiques continuaient de circuler en toute impunité, à l’exception de quelques couards notables, préférant prendre la poudre d’escampette par anticipation, pour échapper à toute éventuelle poursuite.
L’intervention publique du Premier ministre Ousmane Sonko, lors du Conseil national du PASTEF du 10 juillet 2025, exprimant frontalement ses frustrations et les obstacles rencontrés pour gouverner conformément aux engagements initiaux, a agi comme un révélateur brutal des tensions au sein de l’exécutif. Ce que beaucoup d’observateurs percevaient en filigrane depuis des mois, l’existence de divergences profondes entre les deux têtes de l’Etat, a alors éclaté au grand jour, ravivant l’espoir d’une opposition groggy, condamnée à une insignifiance politique après sa débâcle historique, et dont le seul espoir de renaitre repose sur les dissentions au sommet de l’exécutif.
Dans cette configuration instable, le Premier ministre continue d’apparaître, aux yeux d’une frange majoritaire de la base militante et d’une large partie de l’opinion publique, comme le véritable dépositaire de la promesse de rupture. Son parcours marqué par l’adversité, ses épreuves politiques, sa constance idéologique relative et son discours inlassable en faveur de la finalité révolutionnaire du projet lui confèrent une crédibilité intacte auprès des masses laborieuses. L’immobilisme et les balbutiements des premiers mois de gouvernance n’ont pas vraisemblablement entamé sa légitimité : Sonko demeure, pour beaucoup, la figure cardinale du projet révolutionnaire.
Quant au Président, il semble s’inscrire dans une ligne plus traditionnelle, dominée par les impératifs diplomatiques, les alliances transversales, les signaux d’apaisement adressés aux bailleurs, aux partenaires extérieurs et aux acteurs politiques nationaux, cultivant ainsi l’image d’un homme d’Etat mesuré,policé et soucieux d’apaisement et de respectabilité internationale, en nette rupture avec l’aura sulfureuse longtemps associée à Ousmane Sonko par ses détracteurs. Les gestes symboliques révélateur de la normalisation sont particulièrement marquants : les éloges appuyés adressés à Alassane Ouattara, soudain paré des attributs de « grand démocrate » ; les hésitations à visiter les pays de l’AES comme pour consacrer leur bannissement ; la cooptation de figures emblématiques de l’ancien système, intégrées dans le dispositif politique immédiat du Président, au détriment des cadres d’un parti qui l’a porté au pouvoir ; les appels à la réconciliation nationale perçus commeune volonté de faire table rase du passé. Au plan national, ces signaux de normalisation témoignent sans doute d’une volonté d’apaisement et de recollement de la fracture sociale palpable.Au niveau international, les actions présidentielles laissenttransparaitre un souci de maintenir le pays dans le concert feutrédes nations, mues par la crainte de voir le pays tombé en déréliction, dans la disgrâce des puissances occidentales. Si cette perception se confirme, elle accrédite une attitude de prudence de la part du Président, qui n’entre pas forcément en dissonanceavec le projet de transformation sociale, à condition qu’elle découle d’une décision concertée, d’une stratégie diplomatique assumée.
Toutefois, une autre lecture demeure possible, celle du reniement, avec l’ambition de dissoudre le projet de « transformation systémique » dans les codes traditionnels du pragmatisme politique et de la diplomatie silencieuse etaseptisée. C’est le scenario de la vassalisation assumée et ses marges restreintes de développement. Pire encore, ce scenario laisse entrevoir la possibilité d’une stratégie présidentielle visant à se maintenir au pouvoir au-delà d’un mandat, en rupture totale avec le pacte tacite ou explicite, qui l’aurait initialement lié au Premier ministre.
La banalisation du pouvoir : le choc du quotidien politique
Le doute populaire prend de l’ampleur devant les signaux visibles d’une intégration rapide des nouveaux gouvernants aux privilèges du pouvoir et le recyclage des apparatchiks du « système ». Les images publiques de cadres du PASTEF « sapés comme jamais », paradant dans des V8 rutilants, ou revendiquant maladroitement des privilèges, comme à l’assemblée nationale, ont produit un choc symbolique.
Ce spectacle incongru a renforcé l’idée que la révolution promise pouvait être dévoyée par l’exercice du pouvoir. La population, qui a majoritairement contribué à la victoire électorale, a été mise au second plan, alors que les nouveaux dignitaires s'habituaient aux plaisirs d'une existence marquée par le prestige et la représentation.
L'incohérence entre l’ascétisme revendiqué dans l’opposition et la jouissance assumée du pouvoir a miné la confiance initiale de nombreux partisans, surtout parmi l'élite progressiste qui avait soutenu le mouvement.
Ces changements ont mis en évidence, de façon incontestable, que la révolution systémique n'a jamais été intégrée à une stratégie opérationnelle. Le manque d'une doctrine précise a coïncidé avec une structure institutionnelle instable, caractérisée par une dyarchie politique non assumée. La coexistence de deux légitimités - l’une populaire, incarnée par le Premier ministre, et l’autre institutionnelle, représentée par le Président - a cristallisé les contradictions.
A cela se sont ajoutées les pressions diplomatiques, les contraintes économiques, les jeux d’alliances problématiques et l’absence de priorisation stratégique. Toute chose ayant débouché sur une action gouvernementale hésitante, exposée aux reniements, traversée par des conflits internes et fragilisée par une perte de cohérence.
Deux options probables pour l’avenir : la rupture ou le sursaut moral
Dans cette phase cruciale de l'histoire politique du Sénégal, deux trajectoires distinctes se dessinent pour l’exécutif, qui évolue de facto dans une configuration bicéphale, héritée des péripéties singulières de la conquête du pouvoir. Ces scénarios ne relèvent pas seulement de rivalités personnelles, mais incarnent deux visions antagonistes du devenir national.
La rupture comme clarification politique : les enjeux d'un choix risqué
Si les désaccords entre les deux leaders de l'exécutif devenaient insurmontables, une rupture institutionnelle pourrait s’imposer comme une tentative de clarification politique. Cette approcheradicale dans sa forme, garantirait néanmoins une nouvelle cohérence dans l'action publique et permettrait de réaffirmer les bases de la transformation systémique initialement prévue.
Toutefois, une telle perspective n’est pas sans danger. Elle pourrait raviver les traumatismes récents du pays, faisant resurgir le spectre d’une répression féroce, comparable à celle observée entre 2021 et 2024, période marquée par des arrestations massives, des violences étatiques et une polarisation extrême de la société.
La rupture pourrait aussi se manifester par une cohabitation institutionnelle, le Président étant contraint d'admettre la prépondérance parlementaire du PASTEF à l'Assemblée nationale. Une telle configuration, inédite dans la tradition politique sénégalaise, serait susceptible de désamorcer la crise, mais exigerait un sens élevé de l’Etat et une maturité démocratique dont rien ne garantit aujourd’hui la disponibilité.
Le sursaut patriotique et le retour aux idéaux fondateurs
La seconde voie, sans doute la plus conforme aux intérêts du Président, du Premier ministre et, plus largement, du pays, consiste en un sursaut moral et patriotique autour des engagements pris : une réconciliation politique fondée sur les principes initiaux du mouvement - sobriété, justice sociale, souveraineté authentique, cohérence doctrinale, transparence, discipline idéologique et refondation éthique du rapport au pouvoir. Un tel engagement ne serait pas un retour en arrière, mais une réappropriation lucide du projet révolutionnaire à la lumière de l’expérience gouvernementale.
Ce scénario apparaît d’autant plus nécessaire que l’entourage actuel du Président suscite des inquiétudes légitimes. Celui-ci s’est entouré de caciques de l’ancien régime, figures aguerries du système politico-administratif, dont l’objectif non dissimulé est de fracturer l’exécutif pour mieux se repositionner dans le paysage politique. Leur stratégie repose sur la mise en concurrence méthodique des deux légitimités - présidentielle et populaire - dans l’espoir de profiter d’une confrontation destructrice entre les deux têtes de l’exécutif. Les propagandistes médiatiques de l’ancien régime s’y attèlent avec acharnement. Toutefois, en s’engageant dans cette voie, le Président s’expose à un double risque majeur :
1. Se marginaliser politiquement, en s’aliénant la base sociale qui l’a porté au pouvoir et en assumant, malgré lui, l’opprobre infamant de la trahison à l’égard de celui qui, aux yeux de la population, apparaît légitimement comme son mentor ;2. Et devenir l’otage de l’ancienne oligarchie, dont la capacité de survie politique, forgée par des décennies d’habileté, de manœuvres et d’enracinement institutionnel, demeure redoutable et pourrait rapidement neutraliser toute ambition réformatrice.
A l’opposé, un sursaut patriotique, renouant avec l’esprit de rupture, replaçant l’intérêt général au-dessus des ambitions personnelles, assumant une gouvernance concertée, apaisée et alignée entre le Président et le Premier ministre, et reconnaissant la centralité de la mobilisation populaire comme vecteur incontournable, permettrait au projet de transformation de retrouver un nouvel élan et d’éviter la déchirure fatale qui menace aujourd’hui de tout emporter. Un tel choix aurait la dignité des grandes décisions historiques. Il serait un acte de loyauté envers la nation, de reconnaissance envers le peuple et de fidélité envers la promesse révolutionnaire qui a mobilisé des millions de Sénégalais.
Il serait également porteur d’espérance, de stabilité et de paix. D’autres scénarios, d’une gravité potentiellement terrifiante, pourraient certes être envisagés. Mais il est sans doute préférable de ne pas les évoquer ici, dans l’espoir qu’un sursaut national suffise à les conjurer à jamais.
En guise de conclusion
Le Sénégal se trouve aujourd’hui à un tournant crucial de son histoire politique récente. Les promesses de transformation systémique, portées par un élan populaire d’une intensité inédite, se voient désormais fragilisées par des tensions internes qu’il n’est plus possible de reléguer au second plan. La révolution annoncée n’est pas pour autant morte ; elle demeure en suspens, dans un état d’incertitude fébrile, attendant qu’un choix décisif soit posé : celui de la cohérence, du courage politique et de la fidélité aux engagements fondateurs.
Ce choix ne peut se limiter au registre partisan. Il doit s’articuler autour d’une mobilisation sociale d’ampleur nationale, capable de dépasser les frontières étroites du mouvement politique initial pour irriguer l’ensemble du corps social. Ce processus appelle une transformation profonde, à la fois opérationnelle, institutionnelle et culturelle, visant à faire émerger le « Sénégalais nouveau », le « Jaambaar », acteur central et pilier anthropologique d’un changement durable, sur les plans social, économique et comportemental.
L’histoire ne retiendra ni les slogans martiaux ni l’euphorie des premières heures, mais bien la capacité ou l’incapacité des dirigeants actuels à surmonter leurs contradictions, à maîtriser leurs luttes intestines et à réactiver l’esprit fondateur qui avait porté l’espérance collective. Il ne s’agit plus d’une simple nécessité politique. C’est désormais un impératif nationalcatégorique, une exigence populaire incontournable, qui doit prévaloir sur toutes les ambitions personnelles, les calculs tactiques et les tentations de replis factionnels.
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